Introduction
Au cours des dernières années, l’inflation a généralement été nulle (ou très faible) en Suisse et les prix des matières premières étaient généralement stables, de sorte qu’il est devenu courant de prévoir des prix bloqués dans les contrats d’entreprise, sans que cela ne représente un risque majeur.
La récente réapparition de l’inflation (estimée à au moins 1.9% pour 2022, mais qui peut s’avérer bien plus importante dans certains secteurs) ainsi que la hausse généralisée des matières premières (frappant plus particulièrement certains secteurs) remettent en question les usages bien établis jusqu’à présent.
Pour un entrepreneur, il devient en effet extrêmement risqué d’accepter des prix bloqués vis-à-vis du maître d’ouvrage alors que ses fournisseurs et sous-traitants refuseront généralement une telle contrainte, du moins au-delà d’une certaine date limite. Concrètement, l’effet de l’inflation et/ou des hausses des matières premières peut faire passer un projet initialement rentable à un projet à prix coûtant, voire même à un projet déficitaire pour l’entrepreneur.
Le moment déterminant
La situation doit être appréciée différemment selon qu’il s’agisse d’un contrat d’entreprise conclu avant ou après la réapparition de l’inflation et/ou les hausses des matières premières.
S’agissant de l’inflation, on dit souvent qu’elle est une conséquence de la guerre en Ukraine et qu’elle a ainsi commencé à se dessiner à l’horizon du mois de mars 2022 (cf. notamment l’Examen du 24 mars 2022 de la situation économique et monétaire de la BNS). L’inflation avait toutefois commencé à augmenter déjà dans le courant de l’année 2021 (en particulier durant le dernier trimestre 2021), de sorte que l’on ne pas fixer une limite absolue à ce sujet.
S’agissant de la hausse des matières premières, la situation dépend fortement des secteurs concernés. Dans certains cas, la hausse s’est produite dès la première vague du COVID-19, en mars 2020. Dans d’autres cas, la hausse ne s’est manifestée que suite à la guerre en Ukraine, dès fin février 2022. Souvent, la hausse s’est réalisée en plusieurs étapes, dont les effets se cumulent.
Le plus souvent, l’augmentation des coûts est le résultat combiné de l’inflation et de la hausse des matières premières dans le secteur concerné. Il peut donc s’avérer difficile de distinguer les deux effets et de fixer un moment déterminant unique ; il faut ainsi chercher à détailler la part relative que joue l’inflation (en se fondant sur les statistiques officielles) d’un côté et la hausse des matières premières (en comparant les prix à différents moments, après correction de l’inflation) de l’autre. On doit ainsi généralement retenir des moments déterminants différents pour ces deux effets, et même souvent des paliers pour chacun des effets (par exemple une première hausse des matières premières en 2020, puis une nouvelle hausse en 2022).
Les contrats conclus avant l’inflation et/ou la hausse des matières premières
Un contrat d’entreprise à prix bloqué conclu avant la réapparition de l’inflation et/ou la hausse des matières premières peut s’avérer particulièrement rigoureux pour l’entrepreneur. En effet, le maître d’ouvrage soutiendra généralement que l’entrepreneur a librement assumé ce risque, quand bien même il paraissait faible par le passé, et qu’il ne peut remettre en question l’équilibre du contrat si le risque vient à se réaliser. L’adage latin « pacta sunt servanda » exprime cette position.
Pour sa part, l’entrepreneur peut toutefois chercher à invoquer la théorie de l’imprévision (selon l’adage latin « clausula rebus sic stantibus »), théorie selon laquelle un changement de circonstances imprévisible et inévitable modifiant gravement l’équilibre d’un contrat peut conduire à ce que le contrat soit « corrigé » afin de rétablir l’équilibre. La jurisprudence reconnaît cette théorie, mais avec retenue. Lorsque la norme SIA 118 est intégrée au contrat, son article 59 codifie ces principes ; il est alors exigé que l’entrepreneur fasse un avis immédiat au maître d’ouvrage en vertu de l’article 25.
Comme la jurisprudence exige une disproportion flagrante des prestations, il est douteux que le seul effet de l’inflation soit suffisant pour que l’entrepreneur puisse valablement invoquer la théorie de l’imprévision, du moins au vu des niveaux estimés de l’inflation en Suisse (1.9% selon les dernières prévisions de la BNS). La situation peut toutefois être bien différente si l’entrepreneur se fournit essentiellement dans un pays dans lequel l’inflation est bien plus importante (notamment les pays de l’Est de l’Europe, qui connaissent une inflation de l’ordre de 15 à 20%).
Les hausses des matières premières peuvent quant à elles s’avérer très importantes (atteignant facilement 30 à 40%, selon les secteurs concernés) et ainsi constituer un changement important de circonstances, modifiant gravement l’équilibre du contrat. Encore faut-il que le changement de circonstances ait été imprévisible, ce que l’on admettra généralement pour les conséquences de la guerre en Ukraine, mais qui devient de plus en plus difficile à faire admettre s’agissant des conséquences de la crise du COVID-19, qui a affecté l’économie depuis plus de deux ans déjà. Dans tous les cas, il faut garder à l’esprit que la théorie de l’imprévision est admise de manière restrictive et qu’elle ne sert qu’à pallier aux déséquilibres les plus flagrants ; elle ne peut permettre des correctifs ponctuels dans un contrat ayant exclu toute modification des prix.
Les contrats conclus après l’inflation et/ou la hausse des matières premières
Les contrats ayant été conclus après la réapparition de l’inflation et/ou la hausse des matières premières ne peuvent en principe pas bénéficier de la théorie de l’imprévision, puisque le changement de circonstances n’était alors pas imprévisible.
Pour de tels contrats, il n’existe en principe pas de correctif possible en faveur de l’entrepreneur qui aurait assumé le risque en concluant un contrat à prix bloqué. L’entrepreneur peut toutefois chercher à démontrer que seule une partie de l’inflation et/ou de l’augmentation des prix des matières premières était prévisible au moment de la conclusion du contrat d’entreprise (par exemple: il fallait alors compter sur une augmentation des coûts de l’ordre de 10%, alors que l’augmentation a finalement atteint 40%). L’exercice s’annonce toutefois difficile, puisqu’il faut pouvoir établir avec suffisamment de certitude et d’objectivité la part « prévisible » d’une situation future, par définition inconnue.
Les conséquences pour les futurs contrats d’entreprise
Pour le futur, les entrepreneurs ont tout intérêt à refuser fermement des prix bloqués et à maintenir l’application d’un mécanisme de renchérissement, notamment en renvoyant aux articles 64 et suivants de la norme SIA 118.
Différents mécanismes sont possibles pour calculer le renchérissement, que cela soit par le recours à un indice d’indexation ou par des pièces justificatives. Les normes SIA 122 à 126 régissent ces différents mécanismes, pour autant qu’elles soient intégrées contractuellement.
S’il est impossible de trouver un accord avec le maître d’ouvrage et l’entrepreneur sur l’intégration d’un mécanisme de renchérissement, différents compromis sont possibles, comme par exemple : (a) convenir d’une répartition du renchérissement (une part quantifiée demeurant à la charge de l’entrepreneur), (b) convenir d’un seuil à partir duquel le renchérissement s’applique ou encore (c) convenir d’un plafond pour le renchérissement, c’est-à-dire d’un prix maximal.
Enfin, les entrepreneurs doivent également être vigilants à l’évolution des prix entre le moment où ils émettent un devis et le moment où ce devis est accepté par le maître d’ouvrage, puisque les prix peuvent évoluer en sa défaveur même sur une courte période. Les entrepreneurs sont ainsi bien avisés de limiter fortement la durée de validité des devis ou de réserver les évolutions de prix survenant depuis l’émission du devis.
Le cas spécial des contrats à prix forfaitaire
En cas de contrat à prix forfaitaire, le régime des articles 64 et suivants de la norme SIA 118 ne prévoit pas de calcul du renchérissement (voir les articles 41 alinéa 1 et 64 alinéa 1 de la norme SIA 118).
Si un contrat à prix forfaitaire a été conclu avant que la réapparition de l’inflation et/ou l’augmentation des prix des matières premières ne soit prévisible, l’entrepreneur peut chercher à invoquer le caractère imprévisible de ces facteurs pour que le prix forfaitaire soit adapté, en vertu de l’article 59 de la norme SIA 118 (si elle est intégrée contractuellement) ou de l’article 373 alinéa 2 du Code des obligations. Même si le principe est admis, la difficulté pratique réside dans le calcul du renchérissement, puisqu’un contrat à prix forfaitaire ne permet pas nécessairement de déterminer les prix des matières premières pris en compte par l’entrepreneur.
Pour de futurs contrats, il est recommandé d’intégrer contractuellement une clause de renchérissement ; on parle alors de « prix global » conformément à l’article 40 de la norme SIA 118. Il est alors recommandé d’adopter un mécanisme contractuel précis pour calculer le renchérissement, afin de pallier aux difficultés de déterminer la part du prix devant être renchérie. Pour cela, l’entrepreneur est bien inspiré de spécifier des prix unitaires de référence au moment de la conclusion du contrat, afin de pouvoir justifier une éventuelle hausse des matières premières.
Une vigilance accrue
Les acteurs économiques travaillent souvent sur la base de modèles de contrats préétablis. Dans le contexte du COVID-19, puis du retour de l’inflation et des hausses des matières premières, il devient toujours plus dangereux d’utiliser de tels modèles sans les réinterroger et vérifier qu’ils sont toujours adaptés aux circonstances actuelles.
Outre les questions de renchérissement, d’autres clauses usuelles – comme celles relatives au respect des délais – appellent des modifications importantes pour qu’un contrat nouvellement conclu n’expose pas l’entrepreneur à des difficultés majeures dans les prochains mois.
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(cet article ne représente pas un conseil juridique)